Le Principe d'accompagnement
Georges Soleilhet est à l’origine du projet de l’association La Bourguette dans les années 70. Au contact des autistes pendant de nombreuses années, il a peu à peu élaboré une approche originale basée sur le travail et sur l’ouverture au monde.
Quand l’aventure de La Bourguette a commencé, en 1973, l’habitude consistait à mélanger les autistes aux autres malades mentaux dans les mêmes établissements. Mais il fallait en même temps trouver les moyens de les traiter spécifiquement car leurs troubles de comportement perturbaient excessivement la vie de l’ensemble. Dans un de ces centres, j’ai eu l’idée de travailler avec des autistes sur des tâches sommaires. Je les amenais à faire la vaisselle, par exemple. C’était une grande innovation car on les considérait généralement comme incapables de quoi que ce soit. À partir de cette expérience, j’ai progressivement conçu une approche de prise en charge personnelle, partant de l’idée que les autistes doivent être d’abord "rencontrés" comme personnes. À ce titre, il faut viser à les amener au plus près de la vie normale. Comme n’importe qui, ils devraient participer à la vie sociale par leur travail et avoir un "chez eux" où ils se sentiraient libres et en sécurité. Or, il s’est trouvé que la mère d’un de nos pensionnaires était sensible à cette perspective. Comme elle disposait d’une certaine capacité financière, nous avons pu démarrer notre projet. Assez rapidement, nous avons obtenu l’accord de la DDASS de notre département pour poursuivre.
Se soigner ou travailler versus se soigner en travaillant
Notre approche ne concordait absolument pas avec celle qui avait servi à établir les règlements administratifs gérant l’encadrement des autistes.
Derrière la résistance à appréhender notre approche, il y avait le principe que si l’individu était capable de travailler, il n’avait pas besoin de recevoir des soins. Et, réciproquement, si un individu nécessitait des soins, cela voulait dire a fortiori qu’il était incapable de travailler. Or, notre approche était d’aider à évoluer par la mise en situation de travail. Plus généralement, elle visait à guérir par la construction d’une vie normale, alors que la vision de l’époque liait prise en charge et environnement médicalisé.
Des contradictions dans tous les détails
Les exemples anecdotiques, mais révélateurs de la contradiction entre les deux approches, furent nombreux.
Ainsi, dans la maison, nous disposions d’une cheminée pour faire du feu. Cela nous paraissait une très bonne idée pour créer une atmosphère humaine. Mais pour les inspecteurs de sécurité, l’idée d’un feu était incompatible avec celle d’accueillir des malades aux comportements parfois imprévisibles. Ils nous ont donc plusieurs fois refusé l’agrément.
De la même manière, d’autres inspecteurs voulaient que notre propriété soit équipée d’un portail, ce qui revenait à la logique de renfermement des malades. Mais, à nos yeux, cela entrait frontalement en contradiction avec l’idée de liberté que nous voulions donner à nos pensionnaires.
Or, nous pouvions d’autant moins céder à cette exigence que les autistes sont capables de repérer les contradictions dans les plus petits détails et s’enferment aussitôt sur eux-mêmes. Il fallait absolument que l’esprit que nous prétendions développer soit traduit en acte le plus précisément possible.
C’est dans ce même esprit que notre vocabulaire est choisi : par exemple, les autistes habitent chez nous, ils ne sont pas internés.
Partir d’un besoin économique
Dans la logique de voir les autistes comme des personnes, nous n’envisageons pas le travail à partir de leur handicap mais à partir d’un besoin économique. C’est une approche qui pousse à l’audace, car il faut alors satisfaire un besoin existant réellement. Si l’on part des autistes, on n’imagine rien, car on pense qu’ils ne peuvent à peu près rien faire. Or ce n’est pas le cas.
La fabrication d’huile d’olive ou la restauration à l’auberge correspondent effectivement à une demande locale. Nous avons d’ailleurs passé l’agrément d’agriculture biologique pour être encore plus à l’unisson de cette demande.
Autant que possible, nous essayons de faire percevoir et maîtriser par les autistes la chaîne globale de la satisfaction du besoin économique qui va de la fabrication d’un produit à sa commercialisation.
La réunion de parole
Un moment fondamental du dispositif institutionnel est la réunion de parole. Cette réunion regroupe chaque semaine les autistes et les membres de l’encadrement.
Chacun y dispose d’une parole égale vis-à-vis des sujets traités. Aucune décision ne peut être prise concernant l’un de nos pensionnaires si elle n’est pas traitée au cours de cette réunion.
Trouver la bonne distance
Cette réunion est une épreuve pour les autistes. En effet, d’une part, ils savent qu’on va prendre des décisions qui concernent leur vie : ils ressentent donc un enjeu fort. D’autre part, étant assis avec tout le monde, et disposant d’une parole propre, chacun est obligé d’accepter d’être à la fois au milieu des autres et séparé. Une des particularités de l’autisme est de justement empêcher cet équilibre. Les autistes sont ou bien complètement en fusion avec les autres, ou bien complètement isolés. Ces deux tendances se voient facilement dans les comportements qu’ils adoptent en général au début. Ou ils quittent leur place, ou ils vont se réfugier près de la vitre de la pièce où se déroule la réunion, comme pour signifier qu’ils s’en vont au plus loin* C’est manifestement un acte de séparation. D’autres fois, au contraire, ils vont au milieu de l’assemblée et tournent à toute vitesse sur eux-mêmes, comme des derviches tourneurs. J’interprète cela comme un mécanisme de fusion : ainsi l’autiste oblige tout le monde à se focaliser sur lui, et lui-même se confond avec tous. Cette réunion est le moment par excellence où les autistes se trouvent en tant que personnes. La plupart d’entre eux mettent d’ailleurs plusieurs années à trouver cette place. Mais quand ils y parviennent, c’est gagné !
Un exemple de parole guérisseuse
Concrètement, au cours de la réunion de parole, nous traitons des événements qui ont émaillé la vie des uns et des autres depuis la réunion précédente. Si, lors d’une difficulté, l’un de nos pensionnaires réussit à donner le point de vue qu’il tient vraiment au fond de lui, c’est déjà une victoire. Parfois, cela peut conduire à des résolutions spectaculaires. En voici une illustration.
Un jour, une éducatrice nous explique que tel jeune a eu un comportement insupportable tout au long de la nuit. Deux heures avant le lever, il a fini par jeter son matelas par la fenêtre. Sur le moment, il a expliqué à l’éducatrice que c’était à cause « du ressort qui ressort ».
Cependant son matelas était en laine, sans ressort. À la réunion suivante, il a expliqué que lors de la soirée précédente il avait harcelé l’éducatrice pour savoir où ils iraient en vacances. Or, c’est une question à laquelle elle ne pouvait pas répondre car il est très mauvais de donner aux autistes des informations sur ce qui va se passer dans le futur lointain : comme ils perçoivent très mal la durée, ils vont croire que la chose va se produire très prochainement, et elle va les obnubiler complètement. N’en pouvant plus, l’éducatrice avait finalement lâché : « Ce n’est pas de mon ressort de te répondre ! » et le jeune, du fait de son autisme qui empêche la symbolisation, s’était enferré dans cette métaphore en l’entendant au pied de la lettre ! La réunion avait fait son travail de communication…
La confusion avec les parents
Un autre élément important de notre processus de prise en charge réside dans la séparation-différenciation avec les parents. En effet, le caractère majeur de l’autisme qu’est la confusion avec les autres s’exerce particulièrement avec les parents. Dès qu’un autiste est en présence de ses parents, il est aspiré vers un état de totale dépendance. Cette attraction est extrêmement puissante. Selon son état présent, il peut soit replonger dans cette dépendance pendant longtemps soit y résister mais au prix de convulsions violentes.
Voici un exemple qui illustre ce deuxième cas. Un jour, un jeune est revenu d’une fête anniversaire chez lui, avec un cadeau. Il est entré dans sa chambre, et en est ressorti très en colère, voulant tout casser (chez les autistes, ce n’est pas qu’une formule ; certains sont même capables d’arracher les radiateurs). J’ai réalisé que ce changement ne pouvait provenir que du fait de la présence du cadeau dans la chambre. Je lui ai alors demandé de le déposer dans mon bureau. À l’instant où il l’a déposé, sa colère est tombée et il est allé reprendre son travail. J’ai regardé son cadeau : c’était un album de photos de son enfance. Sa chambre dans notre institution allait être « contaminée » par cette enfance où il était perdu… Y mettre ces photos créait une contradiction insupportable.